Henri Martin

1810 - 1883

 

I -- Henri Martin dans sa petite patrie.

          Le 20 février 1810 un garçon naît rue des Canonniers, au foyer des Martin - Desains. il reçoit les prémons de Bon-Louis, Henri. Le chef de famille est juge d'instruction au tribunal civil de Saint-Quentin. Les Martin sont originaires de La Fère et de vieille souche picarde. Les Desains sont également d'authentiques Picards. Les deux familles sont alliées à la bourgeoisie catholique de leur cité. Un oncle maternel, « l'oncle Desains », notaire retiré des affaires, et une sœur complètent le milieu familial où va grandir le jeune Bon-Louis Martin, milieu de bourgeois certes modeste, mais où l'on est imbu de la supériorité d'appartenir à une caste pseudo aristocratique. Celle-ci est d'ailleurs faite de marchands et d'hommes de judicature tirant force et prestige des vieilles traditions Saint-Quentinoises de libertés communales. Aussi le jeune Bon-Louis va-t-il subir la pesante influence d'un tel milieu, qui va se superposer à l'influence héréditaire qu'il acquiert en naissant Picard pur sang. Nous ne ferons qu'esquisser en passant cet atavisme qui nous est cher en rappelant, après Gabriel Hanotaux, les traits que l'on décèle chez le Picard illustre. Les Picards sont gais et courageux, ils ont de la droiture et de l'esprit d'initiative. Leur gaîté, alliée à leur côté ouvert et communicatif, les a fait surnommer par Michelet « Les Gascon du Nord ». Quant aux hommes illustres issus de la Picardie, ce sont des hommes d'action, des novateurs, voire des révolutionnaires, tel Calvin, Camille Desmoulins, Condorcet, Babeuf. Ils ont souvent ce sens de historique très développé, si fréquent chez les habitants du département de l'Aisne ou, plus exactement, de cette marche de la Picardie qui va du Vermandois au Soissonnais en passant par la Thiérache et le Laonnois, à l'image d'un Michelet, de souche Laonnoise, d'un Alexandre Dumas, né à Villers-Cotterêts, d'un Ernest Lavisse, enfant du Nouvion-en-Thiérache, sans oublier bien entendu Henri Martin lui-même. Revenons donc à notre jeune héros.

          Le père de Bon-Louis, juge d'instruction de son métier, comme dit plus haut, est un excellent homme, ou plutôt serait un excellent homme, et un excellent chef de famille, s'il n'était animé d'une piété aussi ardente qu'implacable et étroite. Il va tous les matins, ponctuellement, au couvent voisin des Dames de la Croix, entendre la messe et il impose à ses domestiques comme à ses enfants la pratique de tous les devoir religieux. Le moindre manquement à ces devoirs, la moindre liberté de langage ou de pensée le voient aussitôt réagir sans aménité et le doux père de famille devient un sévère juge d'instruction ! Tout chez les Martin doit être silence, respect, piété et vertu... La mère de Bon-Louis tempère quelque peu, il est vrai, ce mode de vie austère et rigoureux ; elle est fine et intelligente ; elle est elle-aussi très pieuse, mais avec un côté mystique de bonne et sainte femme toujours prête à distribuer des bonbons aux enfants, et des conseils ou des aumônes aux grande personnes. Reste le notaire, habitué de la maison de la rue des Canonniers. C'est le « Voltairien » de la famille car, grand lecteur, il a une bibliothèque fournie et il aime bien conter des histoires. Mais là s'arrête la ressemblance avec le grand philosophe aux idées hardies ; « l'oncle Desains » est aussi bourgeois et aussi bien pensant que le reste de la famille. Et, ravi d'avoir un neveu, il ne va plus rêver que d'une chose : en faire un notaire...

 

          Bon-Louis commence à grandir dans la maison de l'étroite et sombre rue des Canonniers. Saint-Quentin est alors telle que la décrira plus tard Jules Simon : « une vaste fabrique, une ville triste et affairée, dont la sévérité est un adoucie par un bel hôtel de ville et par le musée Latour, tout plein d'élégantes merveilles ». Gabriel Hanotaux voit de son côté, vers la fin du siècle dernier, une ville « jetée d'une façon assez pittoresque sur le penchant d'une colline que couronne la masse épaisse et inachevée de la cathédrale », qui «n'a d'autre monument que l'hôtel de ville construit par les Espagnols », dont « les rues sont droites, assez larges, le plus souvent désertes ». Il imagine que « Saint-Quentin, resserré encore dans les murailles dont la démolition était décidée, avait, dès 1815, l'aspect éminemment industriel qui la caractérise » (soixante-dix ans plus tard) et était animé d'une vie silencieuse « troublée seulement par le tic-tac des moulins et le cri strident du jacquard ». Les prisonniers espagnols, amenés par Napoléon, terminent le grand travail du canal souterrain qui va mettre en communication directe la ville et la région du Nord. Mais le premier choc capital, le jeune enfant le reçoit non de la morale familiale ou de la géographie économique, mais de l'histoire. Il a cinq ans quand les ennemis de Napoléon envahissent notre territoire, les Cosaques « mangeurs de chandelles» occupent Saint-Quentin à la honte et au désespoir de nos malheureux compatriotes. Jadis les canonniers chantaient « Enfants d'une ville frontière, nous sentons la poudre à canon». En 1557 les Saint-Quentinois avaient soutenu un siège héroïque. Cette fois, en 1815, c'est l'occupation tragique avec ses exactions. Décidément la ville de Saint-Quentin était prédestinée à voir naître et grandir un historien national et patriote...

 

          Fort de l'éducation virile qu'il reçoit dans sa famille et rempli des admirables leçons de son père, comme le dira Mariolle Pinguet, maire de Saint-Quentin, lors des funérailles nationales d'Henri Martin, Bon-Louis atteint l'âge d'aller au collège. Et comme il n'y a pas de séminaire à Saint-Quentin, ses parents se résignent à le mettre comme externe au collège des Bons Enfants. Le niveau de qualité des études n'y est pas très élevé et trois professeurs seulement se partagent le cours complet d'humanités jusque y compris la classe de rhétorique. L'adolescent complète les leçons de ses maîtres par des lectures de livre figurant dans les bibliothèques de l'oncle et du père, tels le « Recueil des Historiens de le France » de Dom Bouquet et autres ouvrages provenant du chanoine Colbert, allié de la famille. A quatorze ans, ayant obtenu le premier prix d'histoire, il entend le principal du collège, Maurepin, déclarer que la composition primée « n'est pas le devoir d'un élève, mais le début d'un grand historien»! Déjà Henri Martin perçait sous Bon-Louis... Ce n'est pourtant peut-être pas l'histoire qui attire le plus le jeune Martin à cette époque, mais la poésie. La meilleure preuve nous en est restée avec un essai sur le  « siège de 1557 », sujet patriotique que met en concours la Société Académique de Saint-Quentin en 1827 et que traite le collégien de 17 ans en vers... de collégien. Son poème commence ainsi :

 

« Levant son front au bord des cieux

Sur le faîte obscurci du temple solitaire

Brille du soir l'astre silencieux

Comme au sommet des monts un fanal tutélaire»

 

          Et c'est Félix Davin, l'ami d'Henri Martin et son aîné de trois ans, qui emporte le concours. Fils de commerçant, il a fait la connaissance de son jeune camarade au collège des Bons Enfants et ils se sont très vite liés d'amitié. Ils échangent, au cours de leurs promenades dans la rue d'Isle, des confidences sur leurs goûts, leurs ambitions, leurs difficultés familiales. Davin est poussé par la famille vers le commerce, Martin vers le notariat. Et ils rêvent de devenir des hommes de lettres, des poètes ! Alors ils complotent ; ils écrivent, ensemble et en cachette, un roman : « Wolfthurm » ; ensemble ils décident de fuir leur famille et leur pays natal ; ensemble, le roman achevé, ils s'enfuient à Paris en janvier 1830. Henri Martin s'est détaché de sa « petite patrie » ; il a vingt ans ; déjà il n'appartient plus à l'histoire locale...

 

          On imagine aisément le coup de tonnerre qui retentit dans le ciel des Martin-Desains et de leurs semblables. Pourtant on pardonne à demi la fugue. Henri Martin pourra rester à Paris et bénéficier d'une pension versée par sa famille, mais à une condition : il deviendra notaire et fera son apprentissage comme clerc chez un notaire parisien. Lui, qui avait fuit les dossiers et les grimoires du père et de l'oncle, accepte pour ne pas rompre tout à fait avec sa famille. Mais, pris avec son ami Davin dans le tourbillon libéral et romantique de 1830 qui secoue les milieux intellectuels parisiens, il ne pense qu'à écrire des poèmes, composer des chansons, publier des romans ! Il va toutefois concilier pendant quelque temps l'impératif paternel et ses aspirations littéraires. Mais juillet approche. Pressentant le drame, les parents d'Henri Martin réussissent à le faire rentrer de mauvais gré au bercail mécontent d'avoir quitté Paris pour retrouver un milieu qui lui est devenu insupportable, il ne craint pas d'affronter ses proches et de les heurter en leur faisant connaître son adhésion enthousiaste et irréversible aux nouvelles idées libérales et à la révolution. Et quelques semaines suffisent pour consommer la rupture. Il repart pour Paris définitivement. La ville de Saint-Quentin a perdu un de ses habitant. Mais elle va gagner un homme célèbre.

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